Un problème avec le train
Octobre 2023
Dans le hall central de la gare, son téléphone vibre. 1 Nouveau Message.
Problème avec le train. Peux pas venir.
Son calendrier indique que c’est un jeudi matin d’octobre, un regard vers l’extérieur confirme la chose. Il fait gris. Les bus s’arrêtent et repartent. Les gens partent et reviennent. Il s’était organisé pour être libre à ce moment-là, une matinée de congé. Il soupire. Un problème avec le train. Beaucoup de temps libre et rien à faire.
Même s’ils n’habitent plus dans la même ville, ils essayent de se rendre visite régulièrement. Ils ont vécu tellement de choses ensemble dans leur enfance qu’ils estiment important de se raconter leurs vies, maintenant qu’ils ne sont plus des personnages récurrents dans les histoires de l’autre. Sa vie à lui est monotone. Métro, boulot, dodo. Mais sans métro car il n’y en a pas ici. Il a moins d’histoire à raconter. Il la laisse parler, se contente d’écouter et parfois de jalouser. Il fait ça bien. On le lui a déjà dit. T’es super bon pour écouter les gens. Ce que ça veut dire, il n’en est pas vraiment sûr. Il décide de marcher un peu, fait trois pas, on l’attrape par la manche.
Salut, salut t’as deux minutes ? En face de lui un jeune homme, même pas, un gosse, avec un gilet rouge et un calepin à la main. Est-ce que t’as déjà entendu parler des troubles de l’alimentation chez les pandas roux. Il parle trop vite, n’articule pas, transpire. Il ne l’écoute déjà plus, reste quand même là pour être poli, mais se contente de regarder ses lèvres bouger et réfléchit à autre chose.
Alors je sais pas si tu es au courant Un trou s’est mystérieusement formé
Le panda roux c’est une espèce en danger Quelqu’un a sauté sur les voies
Fabrication de certains ordinateurs. Une grève des cheminots
Troubles de l’alimentation Des vaches ont décidé de s’enfuir de leur pré et de vagabonder
Représentations irréalistes de leur corps Sa gare a disparu
Arrêtent de se nourrir pour pouvoir ressembler L’automate à billet ne fonctionne pas
Lutter contre ce problème Un déraillement
Sessions avec des thérapeutes Les rails ont fondu
Body Positivity chez le panda roux Le train lui a mal parlé
Financer encore plus de projets Il voulait aller dans la mauvaise direction
Mettre fin à cette problématique Il peut y avoir beaucoup de problèmes avec un train
– Est-ce que ça t’intéresserait de devenir membre ?
– Non merci, bonne journée
Le gosse au gilet rouge fond en larmes. Gémit, se roule par terre. Se plaint qu’il n’arrive jamais à rien, qu’à cause de lui, les pandas roux vont tellement maigrir qu’ils vont disparaitre. Plus de pandas roux, plus de travail. Plus de travail, plus d’argent. Plus d’argent, plus de logement. Plus de logement, plus de logement. Bon je vais le signer ton truc. Un nom, une adresse, un IBAN. Beaucoup de mots en petites lettres. Virement automatique mensuel. Annulation facturée. Préavis de six ans. Libéré du poids de la culpabilité et de pas mal d’argent, il continue sa route. Voit quand même du coin de l’œil la scène se répéter. Discours, refus, pleurs, signature.
Dans la rue, les cabanes à marrons chauds ont remplacé les marchands de glace. Les prix ont encore augmenté. Écoutez monsieur, si je pouvais je vous les offrirais, mais vous savez entre l’inflation, la hausse des prix de l’énergie et le raccourcissement progressif de l’hiver, les temps sont durs. J’ai une famille à nourrir vous savez. L’arrangement était simple. Six mois de glaces, six mois de marrons. Aujourd’hui, il fait chaud de mars à octobre. Personne n’achète de marrons chauds quand il fait vingt-cinq degrés. Donc c’est huit mois de glaces, quatre mois de marrons. Et ça va pas s’arrêter comme ça. Vous savez le réchauffement climatique c’est une invention du lobby des marchands de glaces. C’est un cercle vicieux. Plus il fait chaud, plus les gens achètent de glaces, plus les marchands de glaces gagnent de l’argent, plus ils peuvent en dépenser pour réchauffer le climat. Et ainsi de suite. Jusqu’à qu’il n’y ait plus d’hiver, plus de froid, plus de marrons chauds, plus de moi. Alors on s’adapte comme on peut. On vend les marrons à l’unité et on accepte la carte, les chèques, Twint, et même directement les organes si vous voulez acheter un gros sachet. Il se dit que c’est pratique, repart avec trois cents grammes de marrons chauds et un rein en moins.
Il descend vers le lac. Son professeur d’Histoire apparait à côté de lui. Il ne l’a plus revu depuis des années. Il a même oublié son nom. Il veut le saluer, mais Monsieur quelque chose lui coupe la parole.
À l’époque, le lac n’avait non pas un, mais deux noms. Certaines personnes l’appelaient d’une certaine façon et d’autres personnes d’une autre façon. Au début, il y eut quelques moqueries, des blagues. Puis des disputes, des bagarres. Le mécanisme s’est enclenché. Une escalade de violence. Un conflit armé. On construisit un barrage pour séparer le lac en deux parties avec deux noms distincts. Mais ça ne changea rien, et la guerre continua des années et des années. Les belligérants oublièrent peu à peu la raison du conflit, puis même les deux noms du lac. Finalement, un accord de paix fut trouvé, le barrage détruit et c’est pour cela que depuis ce jour on dit simplement le lac.
Le professeur s’évapore, la pluie s’arrête, il s’assied sur un banc. Il se relève immédiatement, l’arrière du pantalon détrempé. Une famille de canards s’approche.
– T’as pas du pain ?
– Non, mais il me reste des marrons chauds.
– Je cherche du pain.
Il regarde ces deux canards adultes suivi d’une longue file de canetons s’éloigner. Une famille suffisamment grande pour former une équipe de foot, il y a même quelques remplaçants. Il les voit quémander du pain mais c’est un jeudi matin d’octobre, et il pleut, et les rives du lac sont presque désertes. Il passe à la boulangerie et achète une belle baguette. Il ne trouve pas les canards sur les quais, ni dans l’eau. Ils sont sur le terrain de sport à proximité. Son intuition était la bonne, ils s’apprêtent à disputer un match de foot contre l’équipe des enfants du quartier. Il apporte la baguette, on le regarde bizarrement.
– C’est quoi ça ?
– Tu m’as dit que tu voulais du pain je t’en ai amené.
– Non, ça c’est du pain frais, on le digère pas, ça fait mal au ventre, je voulais du pain sec.
Le canard se retourne et siffle le début du match. Son téléphone vibre. 1 Nouveau Message.
Problème résolu. Suis là dans 10 min.
Il remonte en direction de la gare, avec une baguette sous le bras et plusieurs histoires à raconter.