Mille et une façons de ne pas dormir

Octobre 2023

Quand on visite un appartement, on a beau faire attention à tout, il y a toujours quelque chose qui nous échappe, qu’on ne remarque pas, pas tout de suite en tout cas. Le four n’a pas de chaleur tournante, la douche est plus petite que ce que l’on croit, les murs n’isolent pas du son. Et le voisin a quotidiennement des conversations téléphoniques nocturnes. 

Toujours la même chose, le téléphone sonne au milieu de la nuit, deux sonneries, il décroche, ne dit rien pendant un moment, hésite sur ses mots, se lance et ne s’arrête plus. Ça ne fait pas longtemps que je suis là. Je ne connais ni son nom, ni son visage. Je ne connais rien de lui. L’inconnu de l’appartement d’à côté. Si ce n’est le rythme et le son de sa voix. La première fois, j’ai failli me lever, enfiler un pull, et sonner à sa porte. Me plaindre. Bien sûr que la liberté d’expression existe, mais à deux heures du matin on est libre de dormir, on est libre de s’exprimer un peu moins fort s’il vous plait. C’est important d’avoir des relations cordiales avec ses voisins, alors j’enfouis ma tête sous les coussins et j’attends que ça passe. 

Après quelques nuits, je me suis mis à écouter. Maman disait c’est pas bien d’écouter les conversations des gens. Si on ne comprend rien, est-ce que c’est moins grave ? Une langue étrange, inconnue. Une mélodie, à travers la nuit, à travers le mur. Toujours une demi-heure exactement, un bip, silence, bonne nuit.

Une plainte, une prière, un appel à l’aide, un récapitulatif détaillé et exhaustif de sa journée, les résultats du tiercé, un poème d’amour, une liste de courses, je sais pas. Maman disait quand on sait pas on a toujours deux choix. On se renseigne ou on parle pas. 

J’aime penser qu’il raconte des histoires. Je veux croire qu’à l’autre bout, il y a une femme qu’il aime et qui lui manque. Il y a un pont qu’il n’aimerait pas voir s’écrouler. Il essaye de maintenir un lien en vie. Remettre l’inéluctable au lendemain, et au lendemain, et au lendemain du lendemain et ainsi de suite. C’est connu. Une histoire dont la fin est sans cesse et sans cesse repoussée. Survivre, rien qu’une nuit de plus. Et une nuit de plus. Garder son auditrice en haleine pour éviter de briser quelque chose de précieux. Une histoire de plus pour ne pas trop s’éloigner, pour ne pas laisser la distance se creuser. Peut-être pas se rapprocher, mais ne pas dériver plus. Une histoire impossible, un continent entre deux, et lui qui tous les soirs construit des châteaux, pour s’y abriter à deux, pour y habiter ensemble, malgré la distance.

Un flot se déverse, il s’interrompt rarement, on ne lui répond pas, on l’écoute. Peut-être que ce n’est pas une histoire d’amour, peut-être que l’autre téléphone est en mode haut-parleur au centre de la pièce. Toute la famille est assise et l’entoure. Le père, la mère, la sœur, l’oncle, le cousin, la grand-mère et la mère de la grand-mère. Le chien, la chèvre, le dentiste, le voisin, la femme de ménage. Tous là, à l’écouter parler de cette étrange contrée où les trains sont à l’heure et le soleil ne brille pas souvent. 

Je me réveille avant même que le téléphone sonne. Allongé, la tête la plus proche du mur possible. J’attends mon histoire avant de me rendormir. Je l’écoute et j’essaye de traduire ses histoires dans ma tête. Je ne sais pas vraiment comment on traduit une langue qu’on ne comprend pas, alors j’invente.

J’aime croire qu’il offre des solutions. Qu’on puisse trouver quelque part un flyer, imprimé sur du papier coloré, proposant de résoudre tous les problèmes et un numéro à appeler. Alcoolisme, Amour perdu, Bugs informatiques, Diabète, Fermeture éclair cassée, Fidélité ente époux, Impuissance sexuelle, Insomnies, Ongles incarnés, Problèmes familiaux ou entre voisins, Retour de l’être aimé, Stabilité. J’aime croire qu’il a le pouvoir de faire cela, que sa voix guide ceux qui l’appellent, qu’il résout tous ces problèmes.

Il serait possible qu’il parle une langue oubliée, presque disparue, qu’ils ne sont plus que deux à parler. Si personne ne parle ou ne lit une langue, elle n’existe pas. Celle-là est une lointaine flamme vacillante. On ne la voit plus, mais au milieu de la nuit on peut apercevoir une lueur. Une conversation, un monologue. Et à ce moment-là, la langue existe. Elle survit, une demi-heure par nuit. Ils s’appellent toutes les nuits, pour continuer à faire exister leur langue. Maman disait c’est important de pas oublier d’où on vient. Il faut pas oublier les lieux, il faut pas oublier les goûts et les odeurs, il faut pas oublier les gens. Je crois aussi qu’il faut pas oublier les mots. Alors tous les soirs, il répète les mots, pour pas les oublier.

Peut-être qu’il n’y a pas de téléphone. Juste une alarme, pour lui rappeler d’hurler à travers la nuit. Ses trente minutes quotidiennes de monologue avec les ombres, et avec moi qui ne comprends pas, mais ça il ne le sait pas. 

J’aime croire que c’est un prophète, le chef spirituel d’une petite religion qui porte son nom. J’aime croire qu’il fait des rêves prémonitoires. Des visions qu’il raconte et que l’on retranscrit. Il entre en contact avec les morts, les extra-terrestres ou dieu, peu importe ce que ça veut bien dire. Il est le point de passage, le prisme. Il reçoit la lumière nocturne, la décompose et transmet les fuseaux colorés à ses fidèles. Il est le trou de serrure, la boule de cristal, le voile entre notre monde et les autres. 

Parfois je crois qu’il ment. Que la vie est dure, qu’il survit à peine. Il livre des repas pour une société qui ne le paye presque pas. Dans le trafic, malgré sa veste et son sac orange, on ne le voit pas. Devant la porte, on ne le regarde pas, on ne lui sourit pas. Il joue avec les mots comme la société. Il n’est pas employé, il leur dit qu’il est indépendant, qu’il a sa propre société de livraison, qui ne compte qu’un seul employé mais ça il ne le dit pas. Il raconte qu’elle grandit, que les affaires marchent bien, qu’il pourra bientôt s’acheter une grande maison, qu’ils pourront bientôt le rejoindre. Qu’eux pourront prendre l’avion, c’est plus rapide, et plus facile.

Une fraternité s’est créée à travers le mur. Le sait-il, l’a-t-il perçu ? L’apparition d’une audience, composée d’une seule personne. Se sent-il écouté ?

Et s’il était en train de mourir. Il sent qu’il ne reste plus beaucoup de temps. Toutes les nuits il se rappelle et il raconte, pour que son histoire ne disparaisse pas avec lui. Il ne sait pas s’il pourra arriver au bout de son histoire. J’ai l’impression que chaque nuit, il parle plus vite. Il veut avoir le temps de tout dire, mais j’ai peur que le temps ne soit pas d’accord, qu’une nuit arrive, où je serais seul en silence, dans le noir. Une dernière nuit, une dernière histoire, un dernier bip, un silence final.

Il me semble que Maman avait raison. C’est mieux de pas parler. 

Ou alors il faut se renseigner. Il suffirait de peu. Une pression sur la sonnette. Bonjour, je suis le nouveau voisin, je vous ai amené des chocolats. Laisser la conversation s’engager et puis subtilement la diriger pour connaitre la vérité sur ces appels nocturnes. Pour ce qui est des chocolats, c’est une bonne idée, Maman disait il faut être poli. Je crois que ça suffira, pas besoin de demander plus, on n’a pas toujours besoin de tout savoir.